" You will be shattered. "
Vigdís Stál naquit à l'âge de 18 ans sans aucun souvenir de sa vie jusqu'à ce jour où elle ouvrit les yeux dans une pièce sombre, seulement éclairée par des chandelles par endroits. Parfois, en dormant, elle rêvait de bribes d'instants passés, mais jamais rien de concret qui eût pu l'amener à assembler les pièces d'un puzzle qui, de toute façon, ne l'intéressait pas. Sanglée à une table, une perfusion sanguine plongée dans les veines, Vigdís patientait en examinant les symboles étranges et occultes gravés dans les pierres des murs autour d'elle.
Un homme moustachu vint lui rendre visite. Il lui annonça qu'elle s'appelait Vigdís Stál, et qu'un destin glorieux l'attendait, mais que pour y accéder, elle devrait devenir un être supérieur à tous les autres. L'inconnu lui détailla le monde qui les entourait durant des heures, lui expliquant qu'en dehors de cette salle des monstres couraient librement le monde, pillant et tuant, et se regroupaient dans des villes où se concentraient leurs espèces. Jadis, il existait un collectif pour les combattre, mais depuis la mort de leur chef, le groupe s'était dispersé. Il était du devoir de Vigdís de protéger les plus faibles et d'imposer à nouveau l'ordre à ce chaos devenu quotidien. D'une manière ou d'une autre, Vigdís crut à ces histoires à dormir debout, mais elle suspecta toujours que la perfusion plantée dans son avant-bras n'était pas étrangère à sa crédulité. Quand elle s'enquit de sa vie passée et de ses souvenirs évaporés, tout ce que l'homme lui répondit fut qu'elle avait été choisie parmi des dizaines d'autres candidats et candidates pour incarner le renouveau. Le renouveau de quoi ? Le renouveau de qui ? Ses questions restèrent sans réponses.
Vigdís resta attachée à sa table pendant encore plusieurs jours d'affilée, le temps que la perfusion se termine. Chaque poche de sang qui se vidait était aussitôt remplacée par une autre, et peu à peu elle se sentait investie d'une force étrange, mystique, tout en étant assaillie de cauchemars et de visions noires. Au bout du septième jour, elle fut finalement libérée de son carcan. Le plasma dans ses veines bouillonnait, et elle était envahie d'une fureur, d'une foi et d'une préférence pour le rooibos qui, elle le savait, n'était pas innées. Surtout le rooibos. Inexplicablement, elle se sentait attirée par le café, mais en boire la rendait malade.
Elle se découvrit également des pouvoirs qui, elle en était sûre, n'étaient pas en elle auparavant. Elle était devenue capable d'influencer le métal, de le tordre, de le distordre, de le faire léviter, et elle pouvait également manipuler l'électricité.
Le moustachu, dont elle apprit plus tard qu'il se nommait Stirbjórn, lui révéla qu'elle était le plan de secours, ou, plutôt la relève de son prédécesseur, qu'elle avait hérité de ses capacités hors normes, et qu'elle devait s'en servir pour une juste cause, la seule juste cause en vérité : l'éradication de la magie et de toutes ses engeances. Il lui donna même un masque. Stál ne comprenait pas pourquoi, il y avait encore peu, après tout, elle ignorait jusqu'à sa propre identité, mais elle se laissait guider. Tenir par la main. Cela lui semblait naturel, et, quand elle se concentrait, elle croyait entendre une voix, un murmure porté par le vent, qui lui disait quoi faire et comment le faire. La nuit, dans son sommeil, elle entendait la voix lui narrer son passé, façonner son présent, et bâtir son avenir.
Après ce qui lui parut des semaines d'entraînement pour maîtriser ses compétences extraordinaires, Stál fut considérée prête pour mener sa grande tâche à bien. Stirbjórn la fit sortir au grand jour, tant littéralement que figurativement. La première étape : réunir sous une même bannière ceux qui avaient déserté à la mort de son prédécesseur, et reformer ce que le moustachu ne cessait d'appeler, non sans un brin de nostalgie, l'Étoile Rouge. Stál s'y appliqua, et elle le fit à sa manière, peut-être le seul aspect qui demeurait des vestiges de son passé. Stál monta son groupe paramilitaire, unissant ses fidèles non sous la bannière du Soleil Rouge (ou de l'Étoile Rouge, mais peu importait, après tout le Soleil, c'était une étoile, rouge ou pas), mais sous un culte de la personnalité qui lui était dédié à elle. Là où l'ancien leader avançait dans les ombres et tissait sa toile dans les ténèbres, elle marchait à la lumière, recueillant ceux qui le voulaient, abattant les autres. Une façon peu orthodoxe de fonctionner, jugeait Stirbjórn, mais indéniablement efficace.
Quand ses troupes furent suffisamment gonflées, Stál passa à l'étape suivante : la purification. Elle mena l'assaut sur l'une des cités cachées dont avait parlé Stirbjórn, une cité du nom de Mountain City. Avec des soldats entraînés qui lui étaient fanatiquement dévoués ainsi que ses pouvoirs grandissants, guidée par la voix désincarnée, elle éradiqua les habitants de la ville. Précisément, elle procéda à un génocide complet, mais minutieux et méthodique, comme si elle était à la recherche d'une personne en particulier. Chaque monstre mâle était amené devant elle avant d'être exécuté, et la voix lui disait systématiquement "non". L'opération dura des semaines et des semaines, jusqu'à ce qu'il ne reste plus un seul habitant. Les femmes et les enfants furent enfermés dans des camps de fortune et forcés à travailler pour leur survie, en entretenant les besoins titanesques de l'armée.
Stál installa son quartier général dans Mountain City, conquise, et tourna son attention vers une autre ville, plus grosse. Anticipant la réputation de son armée, Stál marcha sur sa prochaine cible. Ayant mal anticipé la réputation de son armée, Stál se retrouva face à face avec une résistance des plus acharnées. Contrairement à la bataille précédente, ces monstres-là étaient prêts à l'accueillir avec ses troupes. Les combats furent rudes, et en vérité, Stál constata avec une certaine frustration qu'elle ne gagnait pas un mètre de terrain dans les rues, et que les monstres défendaient chèrement leurs possessions. Après des semaines d'affrontement, les deux camps étaient épuisés. Stál et le chef des monstres décidèrent de régler cette histoire en duel à la loyale. Et un duel à la loyale, ce fut.
Face à un dragon.
Le résultat était prévisible, Stál connut pour la première fois une défaite écrasante et humiliante. Le dragon lui laissa le choix de mourir ou de se soumettre, et Stál préféra prolonger son existence.
Le déshonneur fut total. Ce furent ses soldats qui furent à leur tour réduits en esclavage, tandis qu'elle devenait le chien de garde du dragon qui l'avait battue. Stál et ses troupes se retrouvèrent à assurer la sécurité d'habitants qu'ils méprisaient et qui les méprisaient, une punition somme toute parfaitement karmique. Mais la soumission ne fut pas au goût de tous. Stirbjórn, en particulier, considérait que Stál n'était plus digne de son titre de successeur après cette défaite cuisante et cette lâche soumission. Il tenta de fomenter une mutinerie, mais Stál le vit arriver de très loin et l'élimina sans une arrière-pensée.
Bientôt, Stál recommença à manigancer. Elle ne comptait pas laisser le dragon la tenir en laisse éternellement, la voix la pressait constamment de reprendre sa quête. Cependant, l'opportunité ne vint jamais, car un jour, le dragon lui fit cadeau d'un ticket sur lequel il était inscrit "7 days left". Stál ne s'en préoccupa pas plus que cela, à l'occasion le perçant de la pointe d'un couteau pour se passer les nerfs. Toute à ses machinations, elle ne remarqua même pas que les chiffres s'écoulaient sur le ticket, et au bout du septième jour après l'avoir reçu, alors qu'elle tentait de comprendre la voix en se focalisant sur le masque, elle se retrouva subitement seule face à une calèche et son cocher. La voix lui disait de s'en éloigner, mais sans savoir pourquoi, elle se sentait irrésistiblement attirée par la calèche, et monta dedans.
Quand elle rouvrit, elle était attachée à une table. Un sentiment de déjà-vu. Cependant, au lieu d'être dans un sous-sol obscur, elle était dans une pièce aux murs blancs. Une machine singulière lui implanta une puce tout aussi singulière dans la nuque, puis elle fut lâchée dans la nature (ou plutôt l'absence de nature). Hagarde, elle ne réagit à rien de ce qui se déroula autour d'elle, et sans le savoir, elle se retrouva dans un logement qu'on lui avait attribué à la volée.
Stál était perdue.
Ses pouvoirs avaient disparu.
La voix s'était tue.
Il ne lui restait que le masque, son uniforme, et un gigantesque sentiment de confusion.
Qu'allait-elle faire ?
Qu'était-elle ?
Sans la voix pour la guider, sans ses troupes derrière elle, sans Stirbjórn pour l'énerver, elle n'était plus rien. Ce fut à ce moment qu'elle réalisa que, jusqu'à présent, elle ne s'était définie que par rapport à ce qui l'entourait, et jamais par rapport à elle-même. Elle ne savait pas qui elle était, juste une enveloppe creuse sans but. Une carcasse évidée sans passion, sans véritable identité, un objet qui bougeait sur deux jambes. Une mort-vivante sans âme, une méduse flottant au gré des flots.
Un but.
Tout ce qu'elle avait à faire était de trouver un but à son existence.
La nuit, en sanglotant, elle implora le masque de lui répondre, mais la voix restait fermement muette. Elle était seule, seule, si seule. Ce fut peut-être la première fois de sa vie qu'elle se sentait aussi vulnérable, aussi faible, aussi inutile.
Elle jeta un œil aux papiers qu'on lui avait donné. Elle était militaire.
Ah.
Comme quoi, certaines choses ne changeaient jamais. Se soumettre au Codex, après tout, ce n'était que répéter ce qu'il s'était passé avec le dragon. Gagner du temps, tout simplement. Le temps qu'elle sache pourquoi elle était là, et, éventuellement, comment en sortir.