Tu erres tel un esprit, te glissant entre les gens telle une ombre, ta peau fragile effleure les leurs, les rencontre dans une brève étreinte et les abandonne gardant le fantôme de cet échange sur ton épiderme. Les bâtiments se succèdent tels des pierres tombales, s'étendant jusqu'au ciel, sombre et menaçants. Tu observes les passants, distraite, cette myriade d'existences qui errent sans sens dans la mécanique trop bien huilée de cette société. Les mondes se succèdent et se ressemblent, un arc-en-ciel d'émotions délavées. Le dôme de Céphale a une je ne sais quoi de fascinant, un choc entre des cultures aussi dépareillées que cette architecture bâtarde entre brique et métal, statique et mécanique. Il y a dans ce spectacle un soucis dantesque du détail. C'est un chaos organisé qui s'offre à ton regard.
Tu perds pied, t'enfonces et t'égares dans la foule où nul ne compte pour les autres, où tu trouves à chaque fois ta place car il n'y en a justement aucune, pour personne. Les pensées se perdent dans la cacophonie environnante, on s'entend sans s'écouter. Ces moments n'ont aucun intérêt, c'est justement toute leur utilité. Sinon on ne saurait noter les instants réellement importants, leur offrir l'intérêt qui leur est du et les chérir convenablement. L'être humain a besoin d'être guidé. Comme les murs d'un labyrinthe mènent un rat jusqu'à sa sortie, sans quoi il ne ferait que tourner en rond jusqu'à s'en lasser. La société guide l'homme vers un objectif illusoire lui permettant ainsi de se développer. La liberté mène à l'inertie et au flétrissement de l'esprit. Il n'y a point de liberté sans règles. Un paradoxe dont on nous abreuve et qu'on avale. On s'en gave jusqu'à la moelle, à s'en exploser les neurones. C'est un choix qu'on embrasse pour ne pas s'isoler. Mais si on était tous isolés, serions-nous vraiment seuls? Ne sommes nous pas déjà seuls? La réponse fait si peur qu'elle paralyse l'humanité. Ce monde est monstrueusement bien fait. Tu as toujours trouvé le quotidien aliénant, éloignant l'être de sa nature pour le mouler selon la volonté des dirigeants.
Tu restes plantée là, ni à contre-courant, ni en suivant la migration des saumons. Juste planté comme un piquet, tel un majeur levé bien haut aux flux dominant le monde. Les odeurs caractéristiques de l'eau de mer et de l'huile de moteur viennent caresser tes narines se mêlant aux particules déjà présentes de vapeurs d'échappement. C'est une curieuse association qui retient ton attention quelques instants. T'analyses les mouvements de la foule fascinée par un monde que tu es la seule à voir. Tes synapses s'entremêlent, se perdent dans une gymnastique absurde en esquivant les insultes lancées par les passants visiblement agacés de devoir dévier de leur trajectoire. Tu finis par te résoudre à abandonner ton rituel de contemplation humaine pour te remettre en route vers ta destination, observant cette ville étrangère qui t'a vu naître à nouveau.
Tu t'approches du grand observatoire, contemplant la canopée ornée de vitraux et de motifs floraux. Tu viens te mettre à la place de ceux qui n'ont pas le luxe d'explorer les cieux marins, contemplant l'immense voûte marine depuis des télescope, tentant de deviner le sens de la migration des truites arc-en-ciel, rêvant de ce qui se trouve au-delà des dômes. Une secousse te fait chuter arrachant une injure à ton excroissance.
Hé connard! Regardes devant toi quand tu marches! Calmes toi... tu vas nous attirer des problèmes...Sans t'écouter, ni faire attention à la tentative d'excuses de votre vis-à-vis, un tentacule se décroche de ton corps pour se précipiter en direction du visage de l'inconnu. Tu le rattrapes juste à temps, bataillant avec toi même, tes tentacules s'agitant dans le vide, un spectacle absurde qui t'aurais fait rougir si tu n'étais pas aux prises avec ta moitié capricieuse. Une fois ta pieuvre capillaire calmée, tu te mets à chercher ton calepin dans ton sac pour y griffonner quelques mots.
° Désolée, il est de mauvaise humeur aujourd'hui... Vous allez bien ? °
Surtout t'excuses pas hein!Fous lui la paix...Ouais, ouais, j'ai compris, tu ne veux pas d'ennuis... Mais meuf, tu saignes.Tu baisses le regard pour constater qu'en effet tu t'es écorché le genoux et qu'un liquide transparent ayant remplacé ton sang depuis ta mutation s'est mis à s'en écouler. Tu soupires, venant déchirer davantage ton collant filé sous ton pantacourt pour t'asseoir par terre sortant de ton sac ton kit de premier secours, indispensable pour toute personne fragile. Tu étales le contenu du sac au sol, faisant ta petite affaire sans te soucier des passants. Ton excroissance fait rouler son regard jusqu'au responsable.
Hé mec! Si tu veux mater va falloir payer!Arrêtes un peu, nous aussi on était dans le chemin...